Le jour où nous avons vu le congre
À Jamie Mitchell, qui fut le premier à le voir (mais pas ce jour-là)
Un congre peut atteindre la taille d'un homme parfois et le diamètre de son bras. Avec sa tête mi-gargouille, mi-bulldog, c'est une créature des profondeurs repoussante et noire comme le crime, luisante et forte comme un alligator, le genre de bête qui peut hanter les rêves d'un enfant des mois durant, des années.
Celui-ci, qui était tout cela et bien plus, s'était mis en tête en ce beau jour d‘été de s'aventurer trop près du rivage et de s'attarder sur l'estran ravagé par la marée parmi les rochers déchiquetés et sombres et le balai des frondes de laminaires.
Luttant contre le courant une dernière fois, une fois de trop, il attira l‘attention et signa son arrêt de mort violente : le harpon d'un plongeur du dimanche planté entre ses yeux exorbités.
Le combat féroce qui s'ensuivit mit aux prises deux nobles adversaires. Blessé, le congre se débattait comme une furie, tentait de se désembrocher et de se retourner contre son assaillant.
Prudent, tenant la flèche du harpon à bonne distance de lui, le derviche tourneur frétillant à son extrémité, l'homme parvint à le remonter à la surface et, hardiment, à le ramener à terre.
Voilè l'homme et la bête échoués sur la grève, sur les hauts-fonds de la baie, chacun rassemblant ses forces pour le combat final, chacun luttant pour que le champ de bataille soit le sien : pour le congre le large et pour l'homme la terre ferme.
Alors que la mer se retirait comme la vie de l'animal marin, des deux, l'homme adopta la stratégie la plus simple : le laisser se débattre autour du harpon fiché dans le sable et le regarder lentement décliner puis fléchir sous un soleil de sang.
Le soleil plongea à l'ouest, la marée reflua, des roches noires apparurent, ailerons de requins sur la grève. Des enfants intrigués, excités, faisaient signe aux parents et aux copains de venir voir ça. Il y eut bientôt un petit attroupement, un photographe pour immortaliser la scène. Un jeune enfant en fit tomber sa glace dans le sable et se mit à pleurer.
Et le plongeur dans tout ça ? Eh bien, toujours vêtu de sa combinaison luisante en se concentrant et non sans mal (il n'était plus tout jeune), il finit par remonter cahin-caha jusqu'à la plage, traînant derrière lui sa prise toujours embrochée, avant de la jeter, aussi grande que lui mais déjà terne et comme rétive déjà à la vie, dans un vieux fourgon gris et de s'en aller.
Au départ, c'était un jour chaud comme un autre, un jour d'un été long et chaud, un jour pour une plage toute en pente de la Côte sauvage, un jour pour se vautrer et se rafraîchir dans les vagues de l'Atlantique.
Mais maintenant, bien sûr, ce n'était plus un jour comme un autre. Maintenant, entré dans notre mythologie, c'était le jour où nous avons vu le congre.
Traduction de Jean-Yves Le Disez
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The day we saw the conger
For Jamie Mitchell, who saw it first, but not that day
Sometimes a conger eel is longer than a man and thicker than his upper arm. With bulldog gargoyle head it is a deep-sea creature ugly and black as sin, shiny and alligator strong, something to haunt a child's dreams for a year or two.
This one was all of the above and more, and it presumed to stray too close inshore that summer day, lurking on a tide-wracked channel's floor among dark jagged rocks and swaying fronds of weed.
Moving against the ocean's flow just once too often it drew attention to itself and met its frantic fate: a weekend snorkel fisherman's harpoon between the staring eyes.
The seething struggle which ensued matched two noble antagonists. The wounded eel thrashed furiously, trying to unskewer itself and turn on its attacker.
Keeping the harpoon arrow at careful arms' length with the whirling dervish on the end of it, the man duly managed to surface and resolutely drag the thing inshore.
Finally man and eel lay beached in the shallows of the bay, each gathering strength for the final fling, each needing to ensure the battleground was in his element: the eel's the deep sea and the man's the land.
Tide ebbing like the sea-beast's life, the man's was the simpler strategy: to stake it flailing to the sand and watch it gradually strand and fail under a bloody sun.
The sun dropped west, the tide went back, black rocks emerged like shark fins in the bay. Curious children waved and called, motioning to parents and to friends to come and see. A small crowd gathered, a photographer captured the moment, a young child dropped ice cream in the sand and began to cry.
And the fisherman? Eventually, still in his shiny wet-suit, with concentration and with difficulty (for he was not young) he tottered up the beach dragging his still-skewered catch and dropped it, big as himself but dull and almost shrinking now from life, into an old grey van and drove away.
It had started out as just another hot day in a long hot summer – a day for a steep-sloping beach on the Côte Sauvage, for wallowing in Atlantic waves and keeping cool.
But now of course it was just another day no longer. Now it had entered myth and was the day we saw the conger.
La Baudunais and Other Poems of Brittany
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